Une mythologie de la Terre nourricière…
Pour les peuples cultivateurs néolithiques, les travaux agricoles relèvent du sacré. Le cycle végétal met en lumière la puissance nourricière de la Terre-Mère et le renouvellement cyclique de la nature.
1. Au néolithique, les premiers cultivateurs sacralisent la végétation – une mythologie de la Terre nourricière. 2. Dès le néolithique, l’avènement du labeur agricole induit une évolution culturelle et mythologique – du cycle végétal au cycle cosmique.
Par Maryse Marsailly (@blogostelle)
– Dernière mise à jour janvier 2022 –

REPÈRES CHRONOLOGIQUES. Mésolithique : vers 10000-8000 avjc. – Néolithique : vers 8000 – 6000 avjc – vers 1900 avjc. Chronologie néolithique-âge du Bronze
LA FÉMINITÉ ET LA PROCRÉATION RELÈVENT DU SACRÉ
Dans les cultures néolithiques, les représentations féminines se distinguent par la mise en valeur de la poitrine et des hanches… Héritage de la préhistoire, les formes de ces figures évoquant la fécondité sont plus ou moins plantureuses selon les contrées…

Fertilité et nourriture
Au paléolithique déjà, puis au néolithique, la représentation féminine semble renvoyer aux mystères de la procréation et de l’origine de la vie et de la mort. Associée à la Terre et à l’agriculture, la déesse-terre ou déesse-mère incarne une fertilité bienfaisante et l’abondance de la nourriture.
Par ailleurs, le symbolisme et la mythologie mettent en correspondance la Terre, la féminité, la sexualité, et le rythme lunaire. Dans certaines cultures archaïques, l’origine mythique de la végétation provient d’un don divin ou céleste, ou encore du sacrifice originel d’une divinité…


La civilisation néolithique inaugure le labeur de la Terre… D’après un récipient-bélier à céréales, terre cuite, IVe millénaire avjc, Proche-Orient ; néolithique. (Marsailly/Blogostelle)
Le labeur de la terre…
Mircea Eliade nous explique comment la découverte de l’agriculture inspire de nouvelles créations spirituelles. La civilisation novatrice qui émerge au Proche-Orient néolithique, au Levant à partir de 8000 ans avjc, va transformer la vie sociale et culturelle de l’humanité.
La découverte de l’agriculture et le développement de l’élevage marquent un tournant décisif dans l’histoire de l’humanité. La création de villages et l’abandon d’un mode de vie nomade favorisent la découverte et l’expansion des activités agricoles. Le labeur de la terre nourrit le corps et l’âme des premiers cultivateurs…

Des populations se sédentarisent et s’installent dans des villages, qu’il faut parfois défendre. Les villageois cultivent des céréales, domestiquent et élèvent des animaux. Vers 6000 ans avjc, la civilisation néolithique se propage et s’épanouit également en Europe…
La Terre assimilée à la matrice
Terres agricoles et fécondité
Dans l’imaginaire archaïque, la Terre est assimilée à la matrice. Au paléolithique, les os et le sang évoquent l’essence de la vie. Des défunts sont inhumés dans la position du fœtus (voir l’article La préhistoire : histoire du sacré, le Paléolithique).

Au néolithique, c’est le sang et la semence masculine qui incarnent le principe vital. Mais à partir de cette période, la fertilité de la terre agricole apparaît comme solidaire de la fécondité féminine.
Des effigies de la Déesse-Mère…
Avec dans certaines contrées des images de femmes tout en rondeurs évoquant la plénitude et l’abondance. Le principe féminin s’incarne dans la Grande-Déesse, la Terre-Mère ou Déesse-Mère.


D’après une statuette féminine, possible déesse de la fécondité, terre cuite, 8000 – 5500 avjc, Çatal Höyük, Anatolie, Turquie, Orient ancien, néolithique. (Marsailly/Blogostelle)
Le travail agraire, dont les outils se rattachent à une symbolique masculine, est assimilé à un acte sexuel : il s’agit de rendre féconde la terre nourricière. Plus tard, l’image de la charrue qui laboure la glèbe évoque la même idée…
Ainsi peut naître une interprétation symbolique de la sexualité, de la mort et de la renaissance, comme le suggère le cycle végétal dans la nature…

La sexualité mythique relève du sacré
Dès le paléolithique, des représentations aux caractères féminins et maternels affirmés évoquent la sexualité féminine, la procréation, la fertilité. Ce sont peut-être, déjà, des effigies de la Grande Déesse ou de la Terre-Mère divinisée…
Des millénaires durant, la mythique Terre-Mère enfante toute seule, par parthénogénèse, telle la déesse de l’antiquité grecque Héra qui conçoit elle-même Héphaïstos et Arès. La sacralité sexuelle et maternelle de la femme, déjà manifeste au paléolithique, s’affirme encore au néolithique avec la découverte de l’agriculture.


D’après figurine féminine fragmentaire, terre cuite, Ve – IIIe millénaire avjc, Tell Metchkur, Bulgarie, néolithique ; et un symbole féminin et bison, peinture rupestre, grotte Chauvet, 36 000 ans avjc, Ardèche, France, paléolithique supérieur. (Marsailly/Blogostelle)
Le fragment d’une figurine féminine néolithique, en terre cuite, montre la taille, les hanches, le haut des cuisses, le nombril et un sexe incisé. Ce motif sexualisé rappelle une image peinte préhistorique de la grotte Chauvet…
Voir aussi l’article L’art paléolithique consacre la féminité et le monde animal. – Figures de style et premières Vénus…
La hiérogamie apporte la fécondité
Par ailleurs, la parthénogenèse comme aussi le hieros gamos (ou hiérogamie) unissant la déesse Terre et le dieu du Ciel ou le roi pour assurer la fécondité et l’abondance – ou encore certaines orgies rituelles – révèlent le caractère sacré de la sexualité.



D’après une Déesse-Mère, terre cuite, VIe millénaire avjc ; et une figurine féminine, terre cuite, vers 7000-6000 avjc ; Çatal Hüyük, Anatolie, Levant, Orient ancien, néolithique. (Marsailly/Blogostelle)
La sexualité mythique ou divine est source de création, de vie, de renouvellement du monde et de fertilité : des terres, des plantes, des animaux, des humains…
Au Levant néolithique, parmi les figures féminines façonnées dans l’argile, trône une Déesse-Mère accompagnée de Léopards. Ces fauves, excellents chasseurs, rappellent l’aspect sauvage de la Nature et l’importance de la chasse.
Par ailleurs, à Çatal Höyük, le Taureau, symbole du principe mâle, s’associe à l’image de la Déesse-Mère. Associées à l’Enfant ou au Léopard, ces figures personnifient la fécondité…
Voir aussi l’article Des peuples néolithiques du Levant… au génie de Sumer (première partie)
LE NÉOLITHIQUE INAUGURE LE LABEUR DE LA TERRE
La mise en place de la civilisation néolithique progresse peu à peu. Les êtres humains sont désormais capables de produire leur nourriture. Le labeur de la terre transforme le comportement et les croyances des premiers cultivateurs.

Cultures, élevage, poterie
Cultiver des graines et domestiquer des animaux permet aux villageois néolithiques d’augmenter leurs moyens de subsistance, même si la chasse continue de fournir du gibier. La culture des plantes entraîne aussi une division et une organisation du travail et des activités…
Par ailleurs, l’invention de la poterie et le développement des activités artisanales viennent enrichir l’imaginaire culturel et religieux. Une expérimentation de la matière de plus en plus intense et pointue sacralise la notion d’ouvrage et le travail des artistes et des artisans.

L’invention de la céramique induit une symbolique associée au travail de transformation de la matière, comme plus tard avec les arts du métal et de la forge…
L’origine mythique de la végétation
Agriculture, plantes, graines
La végétation alimente le mythe fondateur de la nourriture divine. Les plantes et les arbres fruitiers deviennent une source d’inspiration dans la création des mythologies. Dans certaines traditions anciennes, on explique l’origine de la végétation par le meurtre primordial d’une divinité ou par l’intervention d’un dieu ou d’un héros civilisateur.
Ainsi, l’apparition des graines et l’avènement des techniques agricoles relèvent de la mythologie et du sacré. Par exemple, quand un dieu est immolé, de son corps morcelé et enterré poussent de nouvelles plantes.

Les plantes nourricières sont sacrées
La condition humaine se transforme parce que la mort de la divinité est créatrice. En se nourrissant de la végétation issue du corps de la divinité, l’être humain se nourrit en fait de la substance du dieu lui-même.
L’origine des plantes nourricières et des céréales peut se rattacher au cadavre d’un dieu. Parfois aussi, il s’agit de la crasse ou des excrétions d’une divinité ou d’un ancêtre mythique qui procurent sa nourriture à l’humanité. Sur les propres conseils de la divinité ou de l’ancêtre, le corps du personnage sacré doit être dépecé et enterré.


D’après des couteaux, lames en silex et manches en osier, Isère ; et des poteries, pièces de vaisselle, terre cuite, IVe millénaire avjc, type chasséen, Morbihan ; France, néolithique. (Marsailly/Blogostelle)
Grâce à ce sacrifice primordial, l’humanité reçoit les moyens de se nourrir, et obtient parfois aussi des outils, des vers à soie, des techniques agricoles ou artisanales. Tirant leur origine des dieux et du monde céleste, les plantes nourricières sont alors considérées comme des denrées sacrées…
Les graines sont volées aux Dieux
Selon d’autres croyances traditionnelles, les céréales existent dans les Cieux, conservées par les Dieux. Un héros civilisateur parvient alors au Ciel et subtilise des graines qu’il rapporte ensuite à l’humanité. Comme pour Prométhée qui vole le Feu pour le donner aux hommes dans la mythologie grecque.

Pour les peuples cultivateurs, le don des graines volées aux dieux implique la nature sacrée de l’agriculture, autant que dans le cas du sacrifice originel d’une divinité.
La fécondation de la Terre-Mère
La hiérogamie célèbre l’union du Ciel et de la Terre
En étroite relation avec l’agriculture, on rencontre le thème mythologique et rituel de la hiérogamie : l’union sexuelle ou le mariage entre le Dieu du Ciel ou de l’Atmosphère et la Terre-Mère.
Ou encore, un drame mythique met en scène une union sexuelle, une mort et une résurrection. Comme la graine meurt dans la terre avant de renaître sous la forme d’une nouvelle moisson…


D’après une statuette, femme ou déesse endormie, terre cuite, Hal Saflieni, IVe -IIIe millénaire avjc, Malte, néolithique. (Marsailly/Blogostelle)
Une statuette féminine néolithique, provenant de Malte, représente une femme ou une déesse endormie. Son attitude évoque une incubation, une « couvaison », une grossesse… Cette image renvoie à la Terre-Mère fécondée.
Dans la mythologie égyptienne, c’est le dieu Osiris qui enseigne l’agriculture aux habitants. Osiris s’identifie aussi limon noir et fertile du Nil. Il devient encore le souverain de l’au-delà et le maître de l’éternité après avoir été mis en pièce et ressuscité…
LE MYTHE DE LA RÉNOVATION DU MONDE
Au néolithique, la découverte de l’agriculture renverse les valeurs qui prévalent dans l’univers des chasseurs paléolithiques. Une communion mystique avec la végétation et la terre nourricière supplante une forme de solidarité spirituelle avec le monde animal et le gibier…

Le mystère de la graine qui meurt, renaît et se multiplie
Les peuples d’agriculteurs élaborent une pensée religieuse d’ordre cosmique fondée sur le renouvellement périodique du monde. Ce thème ancestral de la rénovation périodique du monde est universel.
La Terre renvoie au mystère de la mort de la graine suivie d’une renaissance et d’une multiplication de la plante. Cette image de la vie végétale qui meurt et renaît inspire depuis des millénaires des conceptions mythologiques et spirituelles quant à l’existence divine et humaine…

Nombreuses sont les mythologies, les croyances, les mises en scènes rituelles ou les réflexions spirituelles qui trouvent leur source d’inspiration dans ce cycle naissance-mort-renaissance de la végétation.
Osiris et la promesse d’une renaissance
Un thème que l’on retrouve avec les divinités qui meurent et ressuscitent, comme pour le dieu égyptien Osiris, à l’origine dieu de la Végétation et de la fertilité des terres. La colline mythique dite Butte d’Osiris abrite la sépulture divine et renvoie au tertre primordial d’où émerge le Soleil le Premier Jour. L’arbre sacré, figuier, sycomore ou acacia, s’identifie à l’arbre de Vie.

Sur un relief de Dendera évoquant la sépulture mythique d’Osiris et l’arbre de Vie, le dieu s’identifie à Rê-Horakhty à tête de faucon. Rê-Horakhty incarne le dieu solaire à son zénith et la promesse d’une renaissance. Les déesses Isis et Nephtys veillent sur Osiris, avant sa résurrection et son règne sur l’au-delà et l’éternité.
La grande déesse aux épis
En Mésopotamie, une grande déesse aux épis et de la végétation domine le panthéon, auprès du puissant dieu-Soleil et d’Ea, dieu des Eaux Douces. Ces divinités mésopotamiennes manifestent leur pouvoir sur la végétation.
Les sceaux des artistes Sumériens d’Akkad (période d’Agadé, IIIe millénaire avjc) illustrent une épiphanie des dieux étroitement liée au renouveau cyclique de la végétation…



D’après la déesse aux Épis ailée, accompagnée d’un lion, vers 2340-2200 avjc, empreinte de sceau, période d’Agadé ; et une scène de libation à la Déesse aux épis, relief votif, vers 2500 avjc, Girsu-Tello, Irak ; Mésopotamie, IIIe millénaire avjc, art sumérien. Des épis de blé. (Marsailly/Blogostelle)
Les mystères d’Éleusis de la Grèce antique
Le cycle végétal inspire aussi des cultes à mystères comme celui d’Éleusis, dont le symbole est l’épi de blé. Le rituel met en scène la déesse grecque de l’agriculture, des moissons et du blé, Déméter (littéralement « Terre-Mère ») ou la Cérès romaine, et sa fille Perséphone (Proserpine romaine).

Déméter, dont les attributs sont l’épi ou la couronne de blé, le serpent et la torche, et parfois un porcelet, se rattache à la fertilité et à l’abondance des récoltes. La déesse donne à Triptolème, futur roi d’Éleusis, un char tiré par des dragons ailés pour qu’il parcoure le monde et apporte aux humains la culture du blé…
Perséphone, enlevée par le dieu des Enfers, Hadès (Pluton romain), reste auprès de son époux durant six mois dans le monde souterrain, puis revient sur Terre au printemps, apportant le retour de la végétation après l’hiver.

Dionysos, dieu de la Végétation…
Parmi les cultes à mystères, très populaires au IVe siècle avjc, à la fin de l’Antiquité, figure aussi celui de Dionysos (Bacchus romain). Ce fils de Zeus (Jupiter), élevé par le satyre Silène (ou Papposilène), est le dieu de la Végétation.
Les attributs de Dionysos sont le pin et le lierre et, en tant que dieu géniteur, il s’identifie à un bouc ou à un taureau. Les dieux virils Pan et Priape et le dieu de l’amour Eros l’accompagnent parfois.
Dionysos est le dieu de la vigne (dont il propage la culture) et du vin, de la danse et de la fête, de l’ivresse et des orgies, de la démesure, voire de la démence ou de la sauvagerie…


D’après Dionysos chevauchant une panthère et cortège, cratère, vers 370 avjc, céramique à figures rouges, période classique, IVe siècle avjc ; et Dionysos et Ariane, céramique attique à figures noires, décor d’une amphore, vers 520 avjc, style du Mastos, VIe siècle avjc, période archaïque ; Grèce antique. (Marsailly/Blogostelle)
Dionysos est accompagné d’un imposant cortège (thiase) de ménades, de thyades ou bacchantes, de satyres, de fauves… Protecteur d’Ariane qu’il épouse, Dionysos est une divinité chtonienne qui nous mène de la puissante nature sauvage à l’énergie créatrice, à la dramaturgie et à l’extase mystique…
Si le symbolisme du cycle végétal s’applique à l’existence humaine, il exprime aussi le mystère des rythmes cosmiques. Dans les cultures ancestrales, le Nouvel An célèbre la rénovation du monde grâce à la réactualisation de la cosmogonie, la création première de l’univers et de la vie…