Les artistes nabis exaltent la couleur
À la toute fin du XIXe siècle, les artistes nabis cherchent à réinventer un langage plastique coloré et contribuent à l’émergence des avant-gardes du début du XXe siècle, tel l’art fauve, l’Art nouveau, expressionnisme. Par ailleurs, au tournant du XIXe et du XXe siècle, les œuvres de Van Gogh, d’Edvard Munch et de James Ensor annoncent déjà les recherches du fauvisme et de l’expressionnisme…
1. Les Nabis et les précurseurs de l’expressionnisme sèment les graines de l’avant-garde. – 2. Vincent Van Gogh, Edvard Munch et James Ensor initient un langage pictural expressionniste
Par Maryse Marsailly (@blogostelle)
– Dernière mise à jour mai 2023 –

EN BREF. Les grands courants artistiques dans la première moitié du XXe siècle : Nabis, Fauvisme, Expressionnisme, Futurisme, Cubisme, Abstraction, Dadaïsme, Surréalisme.
L’ART NABI, DU SACRÉ AU PROFANE
En 1888, plusieurs jeunes peintres symbolistes se regroupent sous le nom de Nabis, qui signifie “prophètes” ou “inspirés” en hébreu. Pour les Nabis, l’art sanctifie la nature. Ils créent une nouvelle esthétique fondée sur des aplats de couleurs. Réagissant aux analyses de l’impressionnisme, ils s’affirment disciples de Paul Gauguin…

Les Nabis, le sacré et la modernité
L’art nabi d’inspiration mystique
L’art nabi se distingue selon deux courants. Les artistes à tendance mystique, Maurice Denis, Paul Sérusier et Paul-Élie Ranson, s’inspirent de l’art Égyptien antique, de l’art médiéval, des primitifs toscans et de l’art byzantin pour chercher à renouveler l’art sacré. Leur palette cultive une simplification primitive des formes initiée par Paul Gauguin.


D’après Les Sorcières autour du feu, Paul-Elie Ranson, 1891, huile sur toile ; et L’Autel jaune, Maurice Denis, 1889, huile sur toile ; France, fin XIXe siècle art nabi. (Marsailly/Blogostelle)
Des figures spirituelles
L’art nabi exprime à l’origine une quête spirituelle et affirme un caractère initiatique et sacré dans ses recherches artistiques.
Certains jeunes peintres nabis s’imprègnent de symbolisme, de spiritualisme et d’initiation. Maurice Denis, Paul Sérusier et Paul Ranson se réfèrent notamment aux primitifs toscans et à l’art byzantin pour nourrir leur inspiration mystique et esthétique.

Édouard Schuré , écrivain, philosophe et musicologue français, publie Les Grands initiés en 1889. Ce livre figure parmi les ouvrages de référence des artistes nabis. L’auteur évoque les grandes figures spirituelles de l’histoire de l’humanité : Rama, Krishna, Hermès, Moïse, Orphée, Pythagore, Platon, Jésus.
Une touche moderne chez les Nabis
D’autres artistes nabis se tournent davantage vers la modernité et un art profane, tels Pierre Bonnard, Félix Vallotton et Édouard Vuillard, influencés par Edgar Degas, les estampes japonaises et la photographie. Ces artistes privilégient la juxtaposition de motifs décoratifs et les cadrages atypiques.


D’après Deux ouvrières dans l’atelier de couture, Édouard Vuillard, 1893, huile sur carton, fin XIXe siècle ; et Salle à manger à la campagne, Pierre Bonnard, 1913, huile sur toile, début XXe siècle, France. (Marsailly/Blogostelle)
Des « icônes modernes«
Paul Sérusier, Maurice Denis, Pierre Bonnard, Ker-Xavier Roussel et Paul-Élie Ranson, formés à l’Académie Julian à Paris, se regroupent en 1888 sous le nom de Nabis.

» La saveur de la sensation primitive »
Les peintres nabis renoncent au modelé et à la perspective. L’art nabi exprime » la saveur de la sensation primitive » en exploitant la couleur pure, l’aplat, l’arabesque, la simplification des formes et l’harmonie rythmique.
Maurice Denis (1870-1943) évoque les sources d’inspiration des Nabis, tels » les vitraux médiévaux, les estampes japonaises, la peinture égyptienne » afin de créer des » icônes modernes « .


D’après le Paysage aux arbres verts, dit Les arbres verts ou les hêtres de Kerduel, Maurice Denis, 1893, huile sur toile ; et L’Incantation ou Le Bois Sacré, Paul Sérusier, 1891, huile sur toile, Pont-Aven ; France, fin XIXe siècle, art nabi. (Marsailly/Blogostelle)
Des couleurs subjectives « expressionnistes »
Des expositions nabis ont lieu entre 1891 et 1900 : Puvis de Chavannes, Odilon Redon, les arts populaires et primitifs et les estampes japonaises sont des références pour les artistes nabis.
Les Nabis créent une palette de couleurs subjectives « expressionnistes » pour représenter non pas la nature observée mais les émotions que cette nature provoque en eux.

Évocations symboliques et littéraires
Les Nabis aspirent à une représentation authentique des états d’âme et cultivent les évocations symboliques et littéraires. Les œuvres nabis s’enrichissent aussi de motifs d’arabesques calligraphiques et décoratifs…
La Cellule d’Or d’Odilon Redon marie aplats bleus et évocation des icônes byzantines. Le couple de Dante et Beatrice, interprété à la manière nabis avec des aplats de couleur, évoque La Divine Comédie de Dante Alighieri, un monument poétique et spirituel publié sous le nom de Comédie en 1472, puis sous le titre de Divine Comédie en 1555.


D’après La Cellule d’Or, dit aussi Profil Bleu, Odilon Redon, 1892, huile, craies de couleur et or, fin XIXe siècle ; et Dante et Béatrice, Odilon Redon, 1914, Divine Comédie de Dante Alighieri, huile sur toile, début XXe siècle. (Marsailly/Blogostelle)
Voir aussi la série sur La Divine Comédie de Dante Alighieri : Qui êtes-vous Dante Alighieri?
La vague de Georges Lacombe
Avec Marine bleue, effet de vague, tempera (peinture à l’œuf) de Georges Lacombe (1868-1946), peintre et sculpteur dit “le nabi sculpteur”, s’inspire de l’art japonais de l’estampe. Dans cette vision nabi de la mer en Bretagne, la vague s’unit aux nuages et l’écume évoque des plumes de paon…
Le paon « aux cent yeux » se rattache au symbolisme solaire et à l’élément Feu. Destructeur de serpents, dont il absorbe les venins, le paon renvoie aussi à la transmutation et à l’immortalité. Quand l’oiseau fait la roue, les multiples couleurs du plumage de sa queue symbolisent encore le ciel étoilé, la beauté, la magnificence…

La Vraie Vigne de Maurice Denis
Le vitrail de La Vraie Vigne, symbole de Jésus, de Maurice Denis illustre l’attrait des nabis pour les thèmes mystiques et les créations décoratives. Fasciné par la lumière, l’artiste confie que pour lui : « le vitrail représente la lutte des ténèbres et de la lumière » (Courrier de Genève, 7 octobre 1923).
Maurice Denis affirme encore que « Le bleu de l’arbre de Jessé de Chartres est comme une aube qui se lève sur l’art chrétien » (Maurice Denis, Histoire de l’art religieux, 1939). Les Nabis interprètent la nature en mêlant émotion, signification poétique ou symbolique et jeu décoratif.

Le mouvement nabi prend naissance en Bretagne sous l’égide de Paul Gauguin et de l’École de Pont-Aven rejointe par divers artistes…
LE TALISMAN, MANIFESTE NABI
Grâce à la rencontre de Paul Gauguin (1848-1903) en Bretagne, Paul Sérusier s’affranchit à Pont-Aven d’une peinture du réel. Sous la direction de Gauguin, Sérusier peint un Paysage du bois d’amour sur un petit panneau de bois en utilisant des aplats de couleurs pures, qui sera renommé par les Nabis Le Talisman...

Une exploitation libre des couleurs
Avec une peinture aux aplats de couleurs pures, Le Talisman (1888, musée d’Orsay, Paris) devient le manifeste du mouvement nabi, synthèse d’une esthétique originale fondée sur l’émotion authentique de l’artiste.
Dans les domaines artistiques et littéraires, un manifeste, sous forme écrite ou figuré, exprime la création d’un mouvement et en expose la théorie. Le renouveau nabi s’appuie sur une exploitation libre des couleurs et de l’espace pictural.


D’après Le Bois rouge, Paul Sérusier, 1895, huile sur carton marouflé sur toile ; et Avril, Maurice Denis, 1892, huile sur toile ; France, fin XIXe siècle. (Marsailly/Blogostelle)
Paul Gauguin l’initiateur
En 1888, Paul Sérusier (1864-1927) rencontre Émile Bernard (1868 – 1941) et Paul Gauguin en Bretagne, promoteurs du “synthétisme”. Le synthétisme utilise des aplats de couleur cernés de noir et bannit les détails dans l’œuvre picturale.
Comme dans une Nature morte aux fruits et Les Lavandières de Paul Gauguin et la Bretonne assise de Paul Sérusier…



D’après Bretonne assise au bord de la mer, Paul Sérusier, 1895, gouache sur papier ; les Laveuses à Arles ou Lavandières, Paul Gauguin, 1888, huile sur toile ; et Nature morte aux fruits, Paul Gauguin, 1888, huile sur toile, dédicace “À mon ami Laval” ; France, fin XIXe siècle. (Marsailly/Blogostelle)
En 1889, au Café des Arts à Paris, l’exposition Volpini organisée par Paul Gauguin présente des peintres impressionnistes et synthétistes dont les œuvres impressionnent les Nabis…
La leçon de Gauguin à Pont-Aven
Paul Sérusier s’installe à la pension Gloanec, à Pont-Aven, en octobre 1888, où il échange avec Émile Bernard et Paul Gauguin. Gauguin l’initie à une peinture se détachant du réel au profit de l’émotion authentique.
De retour à Paris, Paul Sérusier partage cette découverte avec ses amis de l’académie Julian : Pierre Bonnard, Maurice Denis, Henri Gabriel Ibels et Paul Ranson, pour qui ce Paysage au Bois d’Amour s’identifie à une révélation.

“Comment voyez-vous ces arbres ?”
Maurice Denis (1870-1943) rapporte la leçon de peinture donnée par Paul Gauguin à Paul Sérusier pour peindre son Paysage du bois d’amour…
“Comment voyez-vous ces arbres ? Jaunes, et bien mettez du jaune, le plus beau jaune de votre palette. Cette ombre ? Plutôt bleue, peignez – la avec de l’outremer pur. Et ces feuilles ? Rouges, mettez du vermillon.” (De Gauguin et de Van Gogh au classicisme, L’Occident, mai 1909)

La frise symbolique de Paul Gauguin
Paul Gauguin évoque des questions existentielles à la fin de sa vie. Le peintre réalise ainsi une toile longue de presque quatre mètres, son plus grand chef-d’œuvre.
Titrée de la main de l’artiste “D’où venons-nous Que sommes-nous Où allons-nous” (sans points d’interrogation), cette frise picturale foisonnante et colorée s’apparente à une énigme symbolique…
Vieillesse, jeunesse, enfance…, l’artiste évoque le cycle de la vie. Paul Gauguin précisera que sa composition se lit de droite à gauche, de la naissance à la mort.

Un personnage brandit un fruit, inspiré d’un dessin de l’École de Rembrandt, il renvoie à l’existence quotidienne. Par ailleurs, une statue installée sur un piédestal rappelle l’art hindou, et pourrait représenter ce que Gauguin décrivait comme “L’au-delà”…
L’ART NABI INTERPRÈTE LA NATURE
Les peintres nabis, sous l’égide de Maurice Denis, refusent tout illusionnisme et abandonnent la perspective, s’inspirant non pas du réel dans la nature mais de l’esprit de l’artiste. Pour Maurice Denis et les peintres nabis, la peinture se veut une “ interprétation de la nature par choix et par synthèse « .

Le Conte celtique de Paul Sérusier
En Bretagne, Paul Sérusier étudie les légendes et les cultes bretons. L’artiste se sent inspiré par les corrélations entre rituels païens et chrétiens et par l’héritage celtique de la région. Comme l’illustrent ses peintures, parmi lesquelles le Conte celtique…
Dans le Conte celtique, Paul Sérusier représente deux hommes (l’artiste lui-même et un compagnon ?) enveloppés dans leur manteau et observant diverses figures dans une forêt mystérieuse. L’artiste crée un paysage aux lignes sinueuses, dont les ondulations colorées se combinent de manière originale et inattendue.


D’après le Conte celtique, Paul Sérusier, détails, 1894, huile sur toile, Pont-Aven, France, fin XIXe siècle, art nabi. (Marsailly/Blogostelle)
De mystérieuses silhouettes féminines
Paul Sérusier met en scène des silhouettes féminines, qui semblent flotter ou danser parmi les arbres dans la clarté d’une prairie. Cette luminosité contraste avec l’ambiance plus sombre des rochers qui abritent d’autres personnages auprès d’un ruisseau.
Ce tableau évoque sans doute des croyances celtiques ou des rituels druidiques, source d’inspiration pour l’artiste.

À la fin du XIXe siècle un engouement pour les menhirs et les mégalithes (néolithiques) qualifiés alors de “celtiques”, pour les druides légendaires et le monde médiéval nourrit l’imaginaire des artistes, des écrivains et le folklore populaire…
Voir aussi : Les mégalithes néolithiques cristallisent une présence spirituelle. L’âge du Fer : Le monde mythique des celtes : les Eaux, la forêt, la nature, le surnaturel… et En Gaule celtique, les druides sont les spécialistes du sacré et du savoir
“Une surface plane recouverte de couleurs”
Maurice Denis, théoricien de l’art nabi, définit sa vision de l’art : “Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.” (Maurice Denis, Art et Critique, 1890)



Motif Romanesque, Maurice Denis, 1890, huile sur toile ; Paysage rocheux, Le Pouldu, Charles Filiger, 1891, gouache sur carton, Pont-Aven ; et autoportrait à l’âge de dix-huit ans, Maurice Denis, 1889, huile sur toile ; France, fin XIXe siècle. (Marsailly/Blogostelle)
Arts appliqués et décoratifs
Les artistes nabis apportent une nouvelle dimension à l’art décoratif en travaillant sur différents formats : peintures, estampes, lithographies, dessins, caricatures, illustrations, cartons de tapisseries, paravents, décorations murales, projets de vitraux, affiches, timbres, cartes à jouer, marionnettes…
L’art nabi contribue à l’émergence des avant-gardes
Comme d’autres groupes en Europe, les Nabis réfléchissent à une conception globale de l’art, intégrant les arts appliqués, l’art décoratif et les objets d’art. Explorant divers supports et espaces picturaux, les nabis sont ainsi des précurseurs de l’Art Nouveau. Le groupe se sépare en 1903.

En cherchant à réinventer un langage plastique fondé sur la couleur pour exprimer une vision intérieure et en développant un art décoratif, les artistes nabis contribuent à l’émergence des avant-gardes du début du XXe siècle, tels l’Art Nouveau, le Fauvisme et l’Expressionnisme…
Des artistes rallient un temps la mouvance nabi
De nombreux artistes se rattachent, à un moment donné, au mouvement nabi, avec parmi eux, Odilon Redon (1840-1916), Félix Vallotton (1865-1925), Antoine Bourdelle (1861-1929), Édouard Vuillard (1868-1940), Émile Bernard (1868-1941), Pierre Bonnard (1867-1947), Charles Filiger (1863-1928), André Metthey (1871-1920), Kerr Xavier Roussel (1867-1944), Armand Seguin (1869-1903), Piet Mondrian (1872-1944)…

Vincent Van Gogh, Edvard Munch et James Ensor renouvellent eux aussi l’expression picturale au tournant du XIXe et du XXe siècle. Dans un esprit visionnaire, ces précurseurs de l’expressionnisme dépeignent les remous intérieurs de l’individu et l’anxiété de l’être humain aux prises avec une modernité naissante…
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Un livre ? Les Grands initiés, esquisse de l’histoire secrète des religions, 1899, Édouard Schuré (1841-1929), un ouvrage qui inspire les Nabis.
Des poètes ? Charles Baudelaire (1821-1867), Stéphane Mallarmé (1842- 1898) et Paul Verlaine (1844 -1896), dans la mouvance symboliste et mystique. Guillaume Apollinaire (1880-1918), poète, écrivain, critique d’art…, un auteur sensible à la révolution picturale et à l’avant-garde artistique (fauvisme, cubisme, futurisme…)