Dante et son grand œuvre
La Divine Comédie de Dante Alighieri déroule une odyssée poétique, celle d’un être perdu au milieu du chemin de la vie, dans une forêt obscure et profonde. Le poète accomplit un chemin salvateur grâce à ses guides, Virgile en Enfer et au Purgatoire, Béatrice au Paradis et dans les sphères célestes… Interview imaginaire (2)…
Par Maryse Marsailly (@blogostelle)
– Dernière mise à jour septembre 2021 –
MINI-SOMMAIRE. 1 1 Vie d’Artiste : Qui êtes-vous Dante Alighieri? – 2 Divine Comédie : Dante marie sa cathédrale poétique à une odyssée initiatique – 3 Divine Comédie : Dante nous mène des tréfonds de l’Enfer aux plus hautes sphères célestes – 4 Divine Comédie : “Sondez l’enseignement qui se dérobe ici, sous le voile tissu de vers mystérieux !”

Bronzino réalise un portrait allégorique de Dante, coiffé de la couronne de poète lauré (lauréat), sa Comédie ouverte sur les pages du Paradis, et le regard tourné vers la Montagne du Purgatoire…
UN POÈTE FLORENTIN ENGAGÉ
Comment êtes-vous devenu officiellement un poète ?
Pendant un temps, je m’éloigne du souvenir de Béatrice, de ma passion pour les louanges. Je me consacre alors à l’étude et à l’écriture de poésies d’amour…
J’aime échanger avec d’autres poètes… et puis surtout, vers 1295 je m’engage activement dans la vie politique florentine… En 1293, des ordonnances de justice sont promulguées à Florence… Les nobles n’ont plus le droit de participer aux affaires publiques de la cité.
Deux ans plus tard, il est possible de retrouver ce droit, mais à condition de presque renier son rang et de s’inscrire dans une corporation de métier.

J’ai réussi à me faire admettre dans la corporation des médecins et apothicaires, qui est aussi celle de la librairie. Je deviens alors officiellement poète… (Dante affiche une certaine fierté…)
Vous étiez poète, mais aussi un magistrat très impliqué dans la vie florentine?
Oui, c’est vrai… mais j’ai connu quelques déboires… (soudain, l’expression du poète devient sévère…) À l’époque, la rivalité entre les guelfes Blancs et les guelfes Noirs touche à son comble…
En l’an 1300, nommé prieur, je fais partie des six hauts magistrats chargés de faire autorité à Florence. Cette même année, le pape Boniface VIII veut imposer le vicariat impérial sur les communes toscanes…



D’après des évocations de Dante Alighieri : un masque de Dante, XIXe siècle, Rouen, musée Flaubert, France ; Le Penseur, d’Auguste Rodin, 1880-1902, sculpture, bronze, XIXe-XXe siècle ; et Dante dans La Divine Comédie, Salvador Dali, 1950, aquarelle, XXe siècle, citation. (Marsailly/Blogostelle)
(Le poète poursuit…) Opposé à la politique d’ingérence du pape, je m’engage alors de plus en plus fermement du côté des guelfes Blancs. En plus, à ce moment-là, Boniface VIII soutient par ses intrigues le camp des Guelfes Noirs. Nous tentons d’apaiser les conflits, en vain…
Et cela malgré l’envoi par les Guelfes Blancs de trois émissaires – dont, alors, je fais partie – auprès du pape en 1301. Boniface VIII renvoie deux émissaires, mais me retient à Rome. Je n’ai pas le temps de rejoindre Florence…


D’après Les Faussaire et les Semeurs de discorde, L’Enfer, La Divine Comédie, Sandro Botticelli, 1480-1495, XVe siècle, Renaissance. ; (Marsailly/Blogostelle)
DANTE FORCÉ À L’EXIL
(Dante explique…) Les Guelfes Noirs se rendent maîtres de la cité. Je me sens abusé, mon ressentiment envers le pape et la papauté ne me quittera plus… jusqu’à ma mort. (le poète prend un air très fâché…) D’ailleurs, dans ma Comédie, je ne me suis pas gêné pour envoyer quelques mauvais papes chez les damnés…
Vos convictions politiques vous obligent à l’exil, à quitter Florence…
Les Guelfes Noirs décident de me bannir le 27 janvier 1302. Je suis alors condamné pour gains illicites et insoumission au pape et à Charles de Valois. Je refuse bien sûr de me présenter comme un accusé…


D’après une statue de Dante Alighieri, d’Enrico Pazzi, 1865, place Santa Croce, Florence, XIXe siècle ; et l’Aigle de la Justice, le Paradis, Divine Comédie, Giovanni di Paolo, 1450, Toscane, XVe siècle, Renaissance. (Marsailly/Blogostelle)
Si l’Aigle évoque la Justice du Prince, cet emblème impérial, attribut de Zeus-Jupiter dans la mythologie gréco-romaine, possède une autre dimension dans le monde traditionnel des symboles : l’Aigle seul a la capacité de regarder le Soleil en face…
(Le poète précise, très contrarié…) Un deuxième procès eut lieu, le 10 mars 1302, orchestré par le podestat (premier magistrat) Cante Gabrielli de Gubbio… Cette fois, on me condamne au bûcher. Tous mes biens sont confisqués…
Je me retrouve donc exilé avec d’autres guelfes Blancs. Je n’ai jamais pu revenir à Florence. Je risquais le bûcher si je revenais fouler le sol de ma cité natale…


D’après le cénotaphe de Dante Alighieri, de Luigi de Cambray Digny et Stefano Ricci, 1819-1830, Santa Croce, Florence, XIXe siècle ; et le masque funéraire de Dante, Palazzo Vecchio, Florence, Italie. (Marsailly/Blogostelle)
Que s’est-il passé ensuite ?
Au commencement de mon exil, je songe d’abord à assiéger Florence aux côtés d’autres exilés… En fait, tous mes efforts pour revenir à Florence sont restés vains…
(Dante se souvient et raconte…) Je parcours différentes villes italiennes, je séjourne même quelque temps à Paris, en France, où je fréquente l’université… Puis, je pars pour Ravenne en 1319, invité par Guido Novello da Polenta qui dirige alors la cité.



D’après le Jugement Dernier, de Michelangelo, et détail, le passeur Charon, chassant les damnés hors de sa barque, 1536-1541, chapelle Sixtine, XVIe siècle ; et les Traîtres au fond du puits gelé, l’Enfer, Sandro Botticelli, 1480-1495, Divine Comédie, XVe siècle ; Renaissance. (Marsailly/Blogostelle)
En 1321 , le podestat me confie une mission d’ambassade à Venise… De retour à Ravenne, je contracte la malaria… et je finis par m’éteindre dans la nuit du 13 au 14 septembre 1321, à l’âge de 56 ans…
DANTE ÉCRIT SA COMÉDIE
Voulez-vous nous présenter votre chef-d’œuvre, la Divine Comédie?
Avec grand plaisir… Je compose mon grand œuvre en exil… De mon temps, le terme Comédie définit un style littéraire qui se veut plus léger que la tragédie, dont le modèle est l’Énéide de Virgile (voir aussi l’article Introduction à l’art Romain). La Comédie conduit vers un dénouement heureux…

Ma Comédie raconte l’odyssée du poète que je suis… un être alors perdu au milieu du chemin de la vie, dans une forêt obscure et profonde. J’accompli mon chemin salvateur grâce à mes guides, Virgile en Enfer et au Purgatoire, Béatrice au Paradis, puis Saint Bernard…
Pour moi, Virgile incarne un grand savoir philosophique et poétique… Béatrice, ma muse, symbolise l’élévation de l’amour jusque dans sa dimension universelle… et Bernard de Clairvaux la sainteté pure…
Citation du Chant premier, Prologue : Vendredi saint, 8 avril 1300… Sur le milieu du chemin de la vie ; Je me trouvais dans une forêt sombre ; Le droit chemin se perdait, égaré…

L’écriture de votre Comédie, véritable cathédrale poétique, a été très longue…?
(Dante, concentré…) Oh oui… Mon voyage poétique dans l’au-delà commence à la date fictive du 8 avril 1300, le soir, vendredi saint…
Après ma descente aux Enfers, il se poursuit le 10 avril 1300, à l’aurore, dimanche de Pâques, vers le Purgatoire… puis le 14 avril 1300, Jeudi de Pâques dans la matinée… je m’envole vers le Paradis…
Je travaille sur ma Comédie pendant plus de quinze ans… Mon inspiration, au fil du temps, s’enrichit de mon vécu et des événements de mon époque… Poète, j’expérimente alors ma propre création en tant que sujet… Un monde qui vit mal m’interpelle…

SAISIR L’UNIVERS DANS SA TOTALITÉ
Racontez-nous votre expérience, quel sens donnez-vous à votre poésie?…
(Le poète affiche un large sourire…) Ma matière poétique ? Le Tout… l’Univers en son entier… du plus infime à l’incommensurable… du monde naturel le plus commun, y compris avec ses trivialités, au surnaturel le plus merveilleux…
J’éprouve alors un ardent désir à saisir l’Univers dans sa Totalité… L’unité de lieu et de temps de la Divine Comédie, c’est l’Univers entier… … Mon cheminement poétique s’apparente à un voyage initiatique entre les deux extrémités de l’Univers, du point le plus bas au point le plus haut…

Je m’élève depuis l’antre glacée de Lucifer, située au centre de la terre et à la pointe de l’immense cône inversé jusqu’au Mont du Purgatoire et ses paliers escarpés… Plus haut encore, je rejoins le Paradis puis le royaume de la pure lumière, l’Empyrée…
Qu’est-ce que l’Empyrée?
L’Empyrée? C’est la sphère céleste supérieure, le Ciel de Feu, le point culminant et sublime où tout vient se rassembler dans un océan de lumière… C’est comme cela que j’appréhende l’inexprimable, c’est- à-dire le Divin…
J’ai façonné mon expression littéraire pour exprimer ma propre profondeur, pour exprimer aussi mon aspiration à l’élévation de soi jusque vers l’Absolu… J’évoque mes contemporains, des personnages historiques, des saints…


D’après L’Empyrée, Divine Comédie, et détail, Dante, Béatrice, Saint Thomas d’Aquin…, de Philipp Veit, 1819-1824, fresque, Villa Casino Massimo, Rome, XIXe siècle. (Marsailly/Blogostelle)
Certains pour leurs vices, des plus vils aux moins graves, d’autres pour leurs très hautes vertus… Seules les âmes les plus pures résident dans la lumière, enchantées par la musique céleste… Mon voyage me mène de l’obscurité à la clarté, puis à l’extase…
Vous vous êtes nourri de tradition, de philosophie et de science ?
Oui, bien sûr… La cosmographie de ma Comédie et ma vision de l’Inferno (l’Enfer) s’inspirent de mes études et de mes connaissances en matière de philosophie, de mythologie et de tradition symbolique et spirituelle…

Dans la mythologie grecque, le Phlégéthon ou Pyriphlégéthon est un fleuve de feu qui coule dans les Enfers. Les principaux fleuves ou marais des Enfers sont le Styx, l’Achéron, le Cocyte et le Phlégéthon…
Les auteurs antiques, comme les philosophes grecs Platon (Ve-IVe siècle avjc), Pythagore ou Aristote (IVe siècle avjc) ou le savant Ptolémée (IIe siècle, par exemple, la culture gréco-romaine, et la Bible bien sûr…
(Dante réfléchit et poursuit…) Parmi mes sources de d’inspiration, je pourrais citer aussi l’abbesse mystique allemande Hildegarde de Bingen (1098- 1179), qui expose dans son Liber Divinorum Operum (1174) sa vision de l’Être Humain dans la Trinité et dans le Cosmos, voir aussi article introduction à l’art du Moyen Âge…

J’ai bien sûr étudié des écrivains chrétiens reconnus, dit Pères de l’Église… comme Saint Augustin (354-430 apjc), philosophe et théologien, auteur de La Cité de Dieu… et Saint Thomas d’Aquin (vers 1225-1274), docteur de l’Église, qui rédige La Somme Théologique ou encore des penseurs de mon temps…
Tous sont autant de sources où m’abreuver et qui nourrissent mon esprit… Et bien sûr le grand poète Virgile (vers 70 avjc-19 apjc), philosophe latin et auteur de l’Énéide, pour qui j’éprouve une immense admiration…
UNE COSMOGRAPHIE MÉDIÉVALE
Quelle est votre conception de l’Univers?
Selon les conceptions médiévales de mon époque, la Terre, centre immobile, se tient fixe au milieu des sphères célestes qui évoluent autour d’elle… Dans ma cosmographie poétique, la Terre est divisée en deux hémisphères.

L’un boréal, dont les terres émergées abritent en leur centre Jérusalem. L’autre austral, formé des mers avec en leur centre le Mont du Purgatoire, qui s’élève au-dessus des Eaux, et aux antipodes de Jérusalem…
Dans mon Paradis, les neufs Ciels ou sphères mobiles correspondent aux planètes et aux étoiles. Les moteurs ou les intelligences motrices des Ciels sont les anges… Les âmes des bienheureux résident au Paradis. Au-delà, dans le dixième Ciel, l’Empyrée, le Divin et la cour céleste flamboient…
La cosmographie céleste de votre Comédie s’inspire de l’héritage de Ptolémée et des croyances de votre époque…
(Dante s’exprime comme un maître d’école…) Oui… c’est cela… à mon époque, nous imaginons encore un univers géocentrique… Ma Comédie présente la Terre, fixe et immobile, comme le centre de gravité de l’Univers.

Les dix Cieux qui forment l’Univers, tels des sphères de cristal successives, enveloppent la Terre et tournent autour d’elle à des allures de plus en plus rapides au fur et à mesure de leur éloignement du centre de gravité…
Selon les Anciens, chaque Ciel, désigné par une planète ou une étoile, influe selon son caractère… Ainsi, au-delà de la Terre immobile, se déploie le Ciel de la Lune, le Ciel de Mercure, le Ciel de Vénus, le Ciel du Soleil, …
… le Ciel de Mars, le Ciel de Jupiter, le Ciel de Saturne et le Ciel des Étoiles fixes. Autour du Ciel des Étoiles fixes, tourne à une vitesse hallucinante le Ciel Cristallin ou Premier Mobile…

(Dante poursuit ses explications, visiblement ravi de les partager…) C’est le Premier Mobile qui initie le mouvement de rotation et qui le transmet aux autres sphères cosmiques… Au-delà du Ciel Cristallin-Premier mobile, se déploie le Ciel de Feu, l’Empyrée, où demeure la Divinité…
Dans mon poème, j’aperçois l’éblouissant reflet de l’Empyrée dans les yeux de Béatrice… subjugué, je la suis dans les Cieux…
De mon temps, au Moyen âge, selon la théorie de l’astronome persan Alfraganus (ou Al-Farghani, IXe siècle), on considérait aussi que l’ombre de la terre projetée par le Soleil sur les autres planètes ne dépassait pas la sphère de Vénus… C’est donc pour cela que dans mon œuvre, le royaume de la pure lumière commence au-delà du ciel de Vénus…

Que pensez-vous de l’astrologie qui inspire, semble-il, elle aussi votre création poétique?
(Dante prend un air amusé…) Je crois à l’astrologie et aux influences des astres, mais je ne suis pas un superstitieux… Je crois en même temps au libre-arbitre qui en limite la portée.
Je crois à la rédemption de l’âme pour qui a la volonté de s’y adonner. Je crois à la possibilité de se parfaire en ce monde par la force de son propre désir, grâce à une purification volontaire… C’est là une question de libre arbitre, dont je suis un ardent défenseur…
VIRGILE, LE SAGE
Dans votre Comédie, Virgile appartient aux Limbes… Que sont les Limbes? et pourquoi Virgile?
C’est dans Les Limbes que séjournent les Justes de l’Ancien Testament, où ils attendent la venue rédemptrice du Christ. Y résident aussi les enfants trop tôt disparus, donc sans baptême.

Parmi les croyances religieuses de mon époque, on croit en l’infusion de l’âme au fœtus… Dans les Limbes, on rencontre aussi les âmes des sages et des héros de l’Antiquité, tous bienheureux des Champs-Élysées…
Selon moi, l’auteur de l’Énéide reste le plus grand poète de l’Antiquité… Virgile est aussi le poète d’Auguste… Il se rattache à un idéal romain impérial de paix, de justice et de monarchie éclairée et universelle. Virgile est un sage… c’est pourquoi je l’ai placé dans les Limbes, séjour de paix pour les Justes. Et je le choisis bien sûr pour guide…
(Le poète, sérieux, poursuit…) Dans l’Énéide, Virgile consacre un chant à la descente aux Enfers… Ce poète possède donc les qualités requises pour guider un être comme moi, perdu, à travers les étages infernaux…


D’après l’Enfer, avec Cacus, mi-centaure, mi-dragon, de Giovanni di Paolo, 1450, Divine Comédie, Toscane, XVe siècle, Renaissance. (Marsailly/Blogostelle)
Nous débutons notre périple au pied des puissants remparts de la cité de l’Enfer, dite Dité. La forteresse infernale s’élève sur l’autre rive du Styx. Le passeur Charon nous permet de traverser… Un Ange du Ciel vient alors ordonner aux démons de nous laisser entrer par la porte de l’Enfer…
Dans sa Divine Comédie, Dante Alighieri raconte comment Lucifer, chef des Anges rebelles, est précipité par Dieu du haut du Ciel sur la Terre. La chute de l’ange déchu provoque la création d’un immense cône inversé dans l’épaisseur terrestre…
Troisième partie. Divine Comédie : Dante nous mène des tréfonds de l’Enfer aux plus hautes sphères célestes (3)
Bloc-notes : Galilée et l’héliocentrisme
Il faut attendre Galileo Galilei di Galilée (1564- 1642) pour entendre parler officiellement de l’héliocentrisme, soit que la Terre tourne autour du Soleil. Cette démonstration s’oppose à celle de l’Église et aux théories médiévales du géocentrisme, selon lesquelles la Terre, fixe et immobile, est alors considérée comme le centre de l’Univers. Et Galilée doit se rétracter pour échapper aux foudres de l’Inquisition religieuse…

Incompatible avec les connaissances de l’astronomie d’aujourd’hui, on retrouve ce principe géocentrique dans l’astrologie, qui fonde ainsi des correspondances symboliques : un art plutôt qu’une science au sens où nous l’entendons aujourd’hui… En 1576, l’astronome anglais Thomas Digges publie une édition dans laquelle il évoque un modèle héliocentrique du cosmos, selon la doctrine pythagoricienne…