Mathurâ, Gandhâra, Amaravatî…
Poursuivons notre chemin au fil de l’art en Inde ancienne… Vers le Ier siècle apjc, la tradition bouddhique, qui à l’origine relève d’une pensée philosophique et éthique, évolue vers une forme de dévotion de plus en plus imprégnée de religiosité… À l’époque Kushâna, en Inde du Nord, les artistes de l’école de Mathurâ sculptent des scènes sacrées dans le grès rouge et commencent à représenter Buddha en personne…
Par Maryse Marsailly (@blogostelle)
– Dernière mise à jour juin 2017 –

LES DIVINITÉS HINDOUES ET LE BOUDDHA SONT SCULPTÉS DANS LE GRÈS
Au cours de la période Kushâna (ou Kushan), les artistes de l’école de Mathurâ en Uttar Pradesh, exploitent le grès rouge des carrières de la région pour réaliser des chefs-d’œuvre qui viennent embellir les lieux saints bouddhiques ou les sanctuaires consacrés aux dieux hindous. Les représentations bouddhiques se multiplient…
Des Yakshîs au Buddha…
Dans l’art de Mathurâ, on retrouve le goût pour une nudité parée et sensuelle qui distingue, dès les commencements, la manière dont les artistes de l’Inde représentent la féminité…
Le motif des feuilles de pipal d’une Yakshî sculptée (image en haut), renvoie à l’épisode de l’Illumination du Buddha, après avoir médité 40 jours sous l’arbre pipal… Le thème de l’arbre relie les ancestrales Yakshîs, déités des arbres, au Buddha…

Le Buddha des artistes de Mathurâ
Au IIe siècle apjc, les sculpteurs de Mathurâ inaugurent les premières représentations du Buddha en personne…, dont la figure était évoquée jusque-là par des symboles: trône vide, traces de pieds, arbre pipal, roue de la loi, parasol, gazelles, lions…
Ces motifs iconographiques s’inspirent des récits bouddhiques qui racontent la vie et le chemin spirituel du Buddha. Les premières images du Buddha rappellent parfois l’attitude et le style des personnages représentés à Sanchî aux époques précédentes…
Comme les dvarapalas (gardiens de portes) la main posée sur la hanche, les poses de la déesse Laksmî, des Yakshîs et des Yakshas sur les décors des stûpas. Les sculpteurs de Mathurâ semblent s’être inspirés de leur allure frontale, parfois hiératique, et de leurs gestes simples et clairs…

REPÈRES CHRONOLOGIQUE
Inde du Nord: École de Mathurâ, en Uttar Pradesh. – Dynastie Kushâna, Ier à IIIe siècle apjc. – Empereur Kanishka Ier – début IIe siècle apjc. Inde du Sud : École d’Amarâvatî, en Andhra Pradesh dans le Dekkan. – Fin du Ier siècle apjc au début du IIIe siècle apjc. – Dynastie Sâtavâhana Ier siècle apjc – IIe siècle apjc – Dynastie Ikkaku IIIe siècle apjc. – Dynastie Gupta en Inde du Nord, au Madhya Pradesh, vers 320 apjc… Chronologie générale Les arts de l’Inde Ancienne
La main levée, en signe de bénédiction
On représente le Buddha debout ou assis dans une attitude frontale qui évoque la stabilité et la force… Le saint ne porte pas encore le signe distinctif de l’ûrnâ, une particularité qui correspondrait à sa touffe de poils entre ses sourcils. Il est souvent représenté la main levée dans un geste de bénédiction et de paix dit de l’Absence de Crainte…
Des grands yeux ouverts ou mis-clos
Les artistes de Mathurâ innovent encore dans le rendu des visages, ronds et animés par de grands yeux ouverts ou mi-clos, qui évoquent une intense vie intérieure. Souvent, la bouche du Buddha, comme celles des bodhisattvas, évoque un léger sourire ou une moue discrète…
… Les bodhisattvas sont de saints et bienveillants personnages, qui sont l’objet de la dévotion des fidèles. Les sculpteurs de Mathurâ s’appliquent tout en finesse au rendu des tissus, toujours près de la peau, et quasi en transparence…
D’après le thème du Bodhisattva en grès rouge, vers Ie siècle apjc ; et Buddha en habit monastique, école de Mathurâ, vers IIe siècle apjc, époque Kushâna, Uttar Pradesh, Inde du Nord. (Marsailly/Blogostelle)
Buddha drapé dans sa robe de moine
Les sculpteurs interprètent dans la pierre le pan de tissu qui couvre le bras gauche de Buddha, grâce à de fins plis parallèles travaillés en léger relief… Souvent, une ceinture rehausse la taille du personnage.
Certaines monnaies du règne de Kanishka représentent également le Buddha debout, drapé dans son vêtement de moine, dont il tient une extrémité, et qui recouvre alors ses deux épaules…
À l’époque Kushâna, les artistes de Mathurâ décorent de reliefs sculptés les balustrades des stûpas, qui sont des monuments funéraires bouddhiques (voir les articles précédents). Moins hautes que celles de Bhârut ou de Sanchî, les balustrades s’élèvent maintenant sur environ un mètre de haut.

L’histoire du Parasol…
Sur plusieurs images en haut-relief du Buddha, on retrouve une attitude qui rappelle celle d’une grande sculpture provenant de Sarnâth. Le Buddha, debout, pose son poing gauche fermé sur sa hanche et lève la main droite dans le geste habituel de paix ou de bénédiction…
Taillée dans le grès rouge, cette image représente à l’origine Buddha devant un parasol (disparu), un détail iconographique qui se rattache au thème du Grand Départ… L’épisode du Grand Départ raconte comment le prince Gautama Siddhârta, alors âgé de 29 ans, quitte la demeure familiale avec serviteur, cheval et parasol, pour se consacrer à sa quête spirituelle…
Le parasol, un accessoire qui signe la noblesse ou la royauté, se retrouve aussi au faîte des stûpas qui sont censés contenir les reliques des saints bouddhiques…

La puissance tranquille du Buddha
Les artistes de l’école de Mathurâ ont sculpté de nombreuses images du Buddha sur des hauts-reliefs, parfois presque en ronde bosse (sculpture en 3 dimensions), la main droite levée, dans un geste qui n’est pas encore complètement codifié à cette époque.
Il émane souvent de ces œuvres de l’art bouddhique, un peu massives et au style sobre, une puissance tranquille, grâce au travail de la pierre et à un rendu subtil du personnage… Une coiffure en chignon, l’ûrnâ et la manière de porter le drapé supérieur de son habit distinguent le Buddha.
L’Éveillé porte le plus souvent une robe monastique drapée, traitée en transparence, qui découvre épaule droite et sein droit… On peut aussi apercevoir, symbolisé par un cercle discret, son signe distinctif, l’ûrnâ. Les artistes de Mathurâ représentent Buddha debout ou assis en tailleur, une posture de méditation que l’on rencontre déjà sur les sceaux du Yogi de Mohenjo-Daro.

Sur le socle du trône de Buddha, on aperçoit le Chakravartin Celui qui fait tourner la Roue, à qui l’Éveillé s’identifie…
Des touches d’influences grecques et orientales…
Dans l’art de Mathurâ, le Buddha est souvent flanqué de deux assistants, peut-être des bodhisattvas… On retrouve les attributs symboles traditionnels de l’Éveillé : les lions et la roue de la loi qui symbolisent l’enseignement du Buddha et sa portée universelle, et l’arbre pipal qui évoque son illumination…
Ce saint personnage s’identifie aussi à Celui qui fait tourner la Roue (Chakravartin), une figure mythique de la tradition hindoue réinterprétée par la doctrine bouddhique… On retrouve aussi dans l’art de Mathurâ le thème des Yakshîs, déités des arbres, chères aux arts des périodes précédentes…
Des touches d’influences grecques et orientales semblent inspirer parfois les artistes de l’époque. Comme le montre des animaux sculptés de manière symétrique, qui rappellent le thème iconographique proche oriental des animaux affrontés… ou encore le traitement sculptural de certaines scènes bouddhiques.
D’après un élément de pilier, école de Mathurâ, Ier- IIe siècle apjc, dynastie Kushâna, Uttar Pradesh ; et Le Rêve de Maya, dynastie Kushâna, IIe siècle apjc, Inde du Nord. (Marsailly/Blogostelle)
Le Mahâyana, la religion du Grand Véhicule
Le bouddhisme engendre une nouvelle éthique spirituelle appelée Mahâyana, dont le nom signifie Le Grand Véhicule ou Grand Moyen de Progression. Cette doctrine, empreinte de dévotion religieuse, vise à donner la possibilité à beaucoup plus d’adeptes de chercher et d’obtenir la Libération du Cycle des Renaissances…
Dans le bouddhisme originel, la Libération est le privilège des seuls initiés, dont la doctrine porte le nom d’Hinayana, Le Petit Véhicule, qui perdure et se distingue du Mahâyana proposé à tous. On rencontre dans les deux écoles les personnages appelés bodhisattvas. Et les grands dieux de l’hindouisme trouvent également leur place parmi les scènes bouddhiques sculptées…
D’après un couple de dévots et Buddha entre Brahma et Indra, IIe siècle apjc, art du Gandhara, époque Kushâna, Inde du Nord ; et un personnage royal en prière, Ier-IIe siècle apjc, Amarâvatî, Andhra Pradesh, Inde du Sud. (Marsailly/Blogostelle.)
Voir aussi l’article Bouddhisme et Jaïnisme, sources d’inspiration artistique
Les dévots sollicitent et prient les bodhisattva
En référence à Buddha, l’Éveillé, les bodhisattvas sont des êtres parfaits, qui ont atteint le seuil de l’Éveil… Dans le Mahâyana, ces êtres revêtent un caractère religieux et peuvent être l’objet de la dévotion des fidèles.
Dans le monde bouddhique, on considère le Bodhisattva comme un saint, qui repousse volontairement son état de Buddha et sa complète libération pour venir ainsi en aide aux êtres humains qui lui adressent des prières. Le Bodhisattva renonce à sa totale Extinction pour s’incarner à nouveau et aider autrui sur le chemin de la libération du cycle des renaissances… On rencontre ce personnage dans l’art de Mathurâ, d’Amaravatî et du Gandhâra…
D’après Buddha et ses adeptes, bas-relief, IIIe siècle apjc, Amarâvatî, Andhra Pradesh, Inde du Sud ; un Boddhisattva et le Bodhisattva Maitreya (futur Buddha), Gandhâra, actuel Ouest Pakistan-Est Afghanistan, IIe siècle-IIIe siècles apjc, époque Kushâna en Inde du Nord. (Marsailly/Blogostelle)
Buddha devant l’arbre pipal
Les sculpteurs façonnent des images nombreuses et variées du Buddha. On le représente le plus souvent assis sur un trône au socle décoré. Deux personnages plus petits et bien vêtus accompagnent le saint personnage…
… Ces deux assistants (des bodhisattvas?) portent parfois des chasse-mouches mais ne semblent pas posséder d’attributs particuliers. Les artistes de l’école de Mathurâ représentent aussi le Buddha sous l’arbre sacré Pipal dont les feuilles reconnaissables sont dessinées en forme de cœur…
Dans un style propre à l’école de Mathurâ, le visage est doux, les lèvres esquissent un sourire ou une moue, les cheveux lisses sont traités sobrement, remontés en chignon enroulé, le tout devant une grande auréole rythmée par des petits arcs de cercles…
D’après Le Prêche du Buddha, style du Gandhâra, Kushâna, Ier- IIIe siècle apjc ; et Buddha devant l’arbre pipal, grès rouge, Sarnâth, fin du Ie siècle apjc, époque Kushâna sous le règne de Kanishka, Uttar Pradesh, Inde du Nord. (Marsailly/Blogostelle)
MYTHOLOGIE ET SCÈNES DOMESTIQUES
La grâce des Yakshîs et la puissance du roi Nâgâ
Les artistes de l’école de Mathurâ sculptent de nombreux reliefs bouddhiques historiés dans le grès rouge sur les balustrades et les montants des stûpas. Ils réalisent aussi d’élégantes et sensuelles figures féminines qui représentent probablement des Yakshîs.

Ces nymphes, qui se rattachent à la végétation, appartiennent à la tradition ancestrale de l’Inde. On les retrouve dans l’iconographie bouddhique et hindoue… Les sculpteurs habillent les Yakshîs, plus ou moins dénudées, de bijoux, d’un long drapé transparent et d’une large ceinture à plaques décorées qui mettent en valeur leurs gracieuses formes féminines…
D’après la Reine Maya, accrochée à un arbre, Amaravatî, Ier – IIe siècle apjc, dynastie Sâtavâhana, Andhra Pradesh, Inde du Sud ; et deux Yakshîs sur balustrade, école de Mathurâ, IIe siècle apjc, dynastie Kushâna, Bhûtesar, Uttar Pradesh ; Inde du Nord. (Marsailly/Blogostelle)
La Reine Maya, mère de Buddha, s’accroche à la branche d’un arbre pour accoucher… dans une attitude qui rappelle celle des Yakshîs.
Des déités de la fertilité…
Les cheveux des Yahshîs sont ramenés sur le devant pour former une coque ou bien laissent échapper quelques mèches, avec nonchalance… On sculpte également le roi Nâgâ (roi-serpent) dont les lignes réalistes et puissantes évoquent le culte très ancien des génies des Eaux, les nâgâs, symboles de fertilité… Les lignes de ce personnage masculin dégagent là aussi une grande sensualité et évoquent la grâce de la danse…

Des scènes de la vie de tous les jours…
Les sculpteurs nous emmènent parfois au centre de la vie quotidienne de leur époque… Ici ou là, un homme et une femme, sculptés avec une grande finesse, semblent se disputer ou s’amuser…
… Ainsi, un personnage masculin vêtu d’un dhoti (vêtement indien) fixé par une ceinture saisit le bras de la dame qui, parée de bijoux, semble se débattre… Elle est accompagnée d’une servante. Deux autres personnages assistent à la scène et font mine de s’adresser de manière confidentielle au spectateur…
D’après un Yaksha, symbole d’abondance, IIe siècle apjc, Amarâvatî, Andhra Pradesh ; et une scène d’Adoration du Buddha, empreintes, école d’Amarâvatî, IIe siècle apjc, Andhra Pradesh, Inde du Sud. (Marsailly/Blogostelle)
D’après une dispute conjugale, école de Mathurâ, dynastie Kushâna, vers IIe siècle apjc, Inde du Nord ; et un charmeur de serpent, IIe siècle apjc, Amarâvatî, Andhra Pradesh, Inde du Sud. (Marsailly/Blogostelle)
Dans le Sud de l’Inde, sous la dynastie Sâtavâhana, les sculpteurs de l’école d’Amaravatî taillent le marbre blanc. Mais c’est seulement vers la fin du IIe siècle apjc qu’ils commencent à représenter le Buddha en personne… Les images sculptées hindoues et bouddhiques se multiplient aussi dans la région du Gandhâra (actuel Ouest Pakistan-Est Afghanistan), à l’époque de la dynastie Kushâna en Inde du Nord…
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