L‘école de Mathura
À la fin du Ier siècle l’empereur Kanishka de la dynastie Kushana règne sur l’Inde du Nord. Kanishka est sacré en 78 ou 120 apjc. Entre la fin du Ier siècle et le IIIe siècle, l’art de l’école de Mathura, en Uttar Pradesh, dans le Nord de l’Inde, se distingue par ses sculptures en grès rose ou rouge. Les œuvres sculptées de cette période forment les prémices de l’époque classique en Inde, dont le point culminant sera l’art Gupta…
Par Maryse Marsailly (@blogostelle)
– Mise à jour novembre 2024 –

REPÈRES CHRONOLOGIQUES. École de Mathura en Uttar Pradesh. Dynastie Kushana (ou Kushan) : Ier – IIIe siècle – Empereur Kanishka Ier : début IIe siècle. École d’Amaravati en Andhra Pradesh. Dynastie Satavahana : Ier – IIe siècle. Dynastie Ikkaku IIIe siècle. Période classique. Dynastie Gupta au Madhya Pradesh : vers 320 – fin Ve siècle. Chronologie Arts de l’Inde Ancienne
L’ART BOUDDHISTE ET HINDOUISTE SOUS LES KUSHANA
Au cours des Ier et IIe siècle en Inde du Nord, les artistes sculptent de nombreuses images des dieux hindous. Ils sont aussi les premiers à oser représenter le Buddha lui-même. Ils multiplient les scènes bouddhiques. Au Sud de l’Inde, dans le Dekkan, on se refuse encore à représenter le Buddha en personne…

Le célèbre Kanishka, empereur Kushana
Les Kushana, une dynastie d’origine nomade
Aux environs de l’ère chrétienne, l’Inde du Nord initie des évolutions culturelles et artistiques majeures… À cette époque, le commerce florissant entre Rome et l’Asie chemine via la route de la soie et se déploie sur une très vaste étendue géographique…
Au cours du Ier siècle, une partie de l’Inde du Nord se retrouve assujettie à l’empire de la dynastie des Kushana. Cette lignée d’origine nomade est fondée par Kadphisès et se convertit au bouddhisme…
L’empereur Kanishka règne sur l’Inde du Nord
Ce peuple de nomades vient d’Afghanistan et auparavant de Chine… Originaire d’Asie Centrale, il se déplace vers la Bactriane (actuels Afghanistan, Tadjikistan et Ouzbékistan), avant de rejoindre la région du Gandhâra (actuel Pakistan) en Inde du Nord…

L’empereur le plus célèbre de la dynastie Kushana (ou Kushan) se nomme Kanishka. Il règne sur l’Inde du Nord entre la fin du Ier siècle et le début du IIe siècle. L’empire Kushâna décline au début du IIIe siècle, après les victoires en Inde de la dynastie perse des Sassanides…
Une statue officielle de l’empereur Kanishka
Une sculpture endommagée (elle a été décapitée) représente l’empereur Kanishka dans son costume de nomade des steppes… Le souverain porte un grand manteau pardessus sa longue robe.
Kanishka est chaussé de lourdes bottes de feutre, molles, et les plis de ses vêtements sont stylisés. Il arbore une grande épée ornée d’un makara. Le makara, monture du dieu Varuna dans la mythologie védique, renvoie au symbolisme d’une souveraineté suprême…

La raideur de l’attitude du personnage, sa frontalité abrupte et le rendu schématisé de son habit évoquent davantage la rudesse du monde scythe que celui tout en rondeurs des arts de l’Inde…
Une statuaire sculptée dans le grès rose
La silhouette massive de Kanishka
Kanishka est sculpté en ronde bosse dans le grès rose-rouge de Mathura, une pierre très dure, et donc très difficile à travailler. Le rendu dessine une silhouette massive, dont les grands pieds disproportionnés sont traités avec une apparente maladresse… Il se dégage pourtant quelque chose de colossal dans ce personnage sculpté qui rend hommage au célèbre empereur Kushana…

Les images bouddhiques et hindoues se multiplient…
Autour du Ier siècle, le bouddhisme évolue. Cette philosophie éthique à l’origine devient davantage sujette à la dévotion populaire…
Les artistes représentent maintenant le Buddha en personne, le plus souvent la main droite levée en signe de bénédiction. Entre les Ier et les IIIe siècles, la doctrine brahmanique, appelée aussi hindouisme, connaît également une évolution…
Cette tradition spirituelle s’impose comme l’héritière et l’aboutissement de l’ancestrale religion védique.. Les dieu hindous Vishnu et Shiva (ou Çiva) passent au premier plan? Les artistes créent de nombreuses images bouddhiques et hindoues destinées aux temples et aux lieux saints…

Voir aussi les articles Le Sacré en Inde, Prajâpati, Brâhman et Atman et Le Sacré en Inde, du rite à la métaphysique
La région de Mathura et les terres du Gandhara
La plupart des œuvres sculptées qui représentent des divinités hindoues et des scènes bouddhiques proviennent de la région de Mathura en Uttar Pradesh, une région riche en grès rouge…
Au Gandhara, à la même époque, les sculpteurs s’inspirent de l’art grec. De nombreuses sculptures de l’époque Kushâna proviennent aussi des régions du Gandhâra, (actuel Pakistan), qui dans l’Inde ancienne, recouvre le Nord-Ouest de l’Inde, le Nord du Pakistan et l’Est de l’Afghanistan…

L’art précurseur de l’école de Mathura
Des sculptures empreintes de sensualité
À Mathura, les sculpteurs travaillent un grès rose-rouge propre à leur région, ce qui les distinguent. Le rendu des formes évolue de plus en plus vers une expression empreinte de plénitude et de sensualité…
La finesse des traits s’accentue… et l’expression douce des visages annonce déjà les chef-d’œuvres de la période classique à venir, sous les Gupta…

Le Roi Naga sculpté en haut-relief ou les différentes figures féminines qui ornent les montants des balustrades des stûpas dégagent une grande élégance sensuelle et expriment le dynamisme de la vie…
Les nagas-serpents, créatures aquatiques de la fertilité, relèvent d’une mythologie ancestrale. À l’époque védique, le Roi Naga s’identifie au dieu Varuna…
Voir aussi l’article Le Sacré en Inde, Varuna, dieu magicien du panthéon védique
Le canon féminin dans l’école de Mathura
Les artistes de Mathura sculptent de joyeuses et gracieuses jeunes femmes dénudées, parées et très avenantes. Ces figures à la fois fines et plantureuses semblent charmer le spectateur…



D’après un relief dit Fleur de Sal , un buste féminin et plateau, une jeune femme au perroquet ; école de Mathura, IIe siècle, époque Kushana, Uttar Pradesh, Nord, Inde ancienne. (Marsailly/Blogostelle)
L’art de Mathura se nourrit aussi d’influences étrangères
Buddha, Shiva et autres divinités grecques et orientales
Très tolérant en matière religieuse, Kanishka fait représenter le Buddha en costume monastique au dos de ses monnaies.
Par ailleurs, on rencontre aussi les figurations du dieu hindou Shiva, différentes déités d’origine perse ou mésopotamienne et plusieurs divinités grecques représentés sur diverses pièces gravées en or, en argent ou en cuivre,…
L’art de Mathurâ, avant-gardiste dans l’Inde ancienne, semble s’être enrichi d’influences étrangères diverses, notamment hellénistiques, dans le style et la manière de représenter les divinités. Des inscriptions sur des pièces de monnaie sont en alphabet grec…

Le dieu grec Hélios et le dieu perse Ahura-Mazdâ
Parmi les pièces de monnaie de l’époque Kushana, on peut voir un cavalier de style iranien, nommé Mozdoano en grec. Il s’agit probablement du grand dieu perse Ahura-Mazda, lui-même assimilé au dieu grec Zeus, maître de l’Olympe…
Certaines figurines en terre cuite de la même époque pourraient représenter Mithra, un dieu d’origine védique qui devient une divinité majeure en Perse. Mithra, très populaire aussi dans le monde gréco-romain, incarne la Souveraineté suprême et la Justice, dont il est le garant…


D’après Kanishka et le dieu grec Hélios, Kanishka et une déité perse (Mozdoano en grec), monnaies, Ier-IIe siècle ; portrait d’un guerrier asiatique, école de Mathura, IIe siècle ; époque Kushana, Uttar Pradesh, Nord, Inde ancienne. (Marsailly/Blogostelle)
Une expression noble et intériorisée
Le portrait d’un guerrier asiatique et un bas-relief de cavalier, dont l’attitude du cheval dégage une puissante noblesse, montrent que les artistes de Mathura sont en contact avec des influences étrangères…
Inspirés peut-être par des modèles grecs, les artistes expérimentent un rendu assez réaliste et soignent les détails. Pourtant, l’expression calme et intériorisée donnée au visage du guerrier, comme la vivacité exprimée par le cheval, relèvent plutôt d’un style propre à l’art de l’Inde…

Des images bouddhiques et hindoues
En dehors d’un temple hindou et d’un temple jaïn, les temples de la région de Mathura sont bouddhiques. L’ensemble des sculptures bouddhiques et hindoues qui ont été retrouvées forment l’école de Mathura.
Mais ces œuvres présentent un style et une qualité d’exécution inégale… Certaines sculptures en grès rose-rouge dont le style est comparable à celui de l’école de Mathura proviennent de régions plus lointaines…
Une divinité mésopotamienne
Sur une pièce encore, l’empereur Kanishka apparaît couronné auprès d’un autel. L’autre face porte l’effigie d’une divinité mésopotamienne, nimbée et coiffée d’un croissant de lune.


D’après la déesse mésopotamienne Innana, au revers, et l’empereur Kanishka, au verso, monnaie en or, Ie-IIe siècle apjc, période de la dynastie Kushâna, Inde du Nord. (Marsailly/Blogostelle)
Une image possible d’Innana-Ishtar, déesse de la fécondité, de la végétation (rameau) et des troupeaux… Ou bien une effigie du dieu Lune, Nanna chez les Sumériens, Sîn chez les Akkadiens, qui porterait ici un sceptre et non un rameau.
Voir aussi les articles Orient ancien. Le temple syrien de la déesse Ishtar à Mari et les tombes royales d’Alaca Höyük en Anatolie et Sous la Troisième dynastie d’Ur fondée par Ur-Nammu, les arts perpétuent la tradition sumérienne
D’autres pièces de monnaies sont aussi ornées à l’effigie de Shiva (Çiva), dont les attributs sont le linga, le trident et le taureau Nandi.

Dans l’ensemble de l’empire Kushana, on sculpte une forme de statuaire officielle aux lignes sobres… À côté de l’effigie de Kanishka lui-même, les artistes de Mathura sculptent aussi des statues de hauts dignitaires…
Kanishka étend son empire jusqu’à Sarnath
Deux temples bouddhiques à Sarnath
Kanishka va étendre son empire jusqu’à Sarnath, où il fait ériger deux temples bouddhiques, aujourd’hui ruinés. Mais les sculptures de ces temples immortalisent la présence des empereurs Kushana. Ces rondes-bosses au style simplifié évoquent des figures puissantes ou raffinées…

Le Souverain Universel « qui fait tourner la Roue »
Chakravartin, personnage mythique et Souverain Universel, qualifié de Celui qui fait tourner la Roue. Dans la tradition de l’Inde ancienne, on rencontre ce thème sacré dès l’époque védique. On retrouve encore Chakravartin (ou Chakravartî, Çakravartî) dans l’hindouisme et dans le bouddhisme… Il est Celui qui fait tourner la Roue…
Voir aussi l’article Symbole universel, la roue tourne pour l’Univers… – Les cycles d’un monde cosmique
LA DOUCEUR DISTINGE LES ŒUVRES DE MATHURA
La religion brahmanique et l’hindouisme inspirent et nourrissent les arts de l’Inde ancienne. Si les artistes de l’école de Mathurâ mettent en scène des personnages dans leur vie quotidienne, ils sculptent aussi beaucoup de divinités… Les formes et les visages, doux et tout en rondeur, distinguent un style empreint de naïveté et de spontanéité…

Dispute conjugale
Les artistes de Mathura sculptent aussi des scènes de genre et de la vie quotidienne, comme par exemple des disputes conjugales… Ainsi, sur un relief, un homme empoigne une jeune femme accompagnée d’une petite servante…
Des images sculptées des dieux hindous
Les sculpteurs de l’école de Mathura façonnent des images des dieux hindous en bas-relief, en haut-relief et en ronde bosse. La ronde bosse est une sculpture en trois dimensions qui s’applique à une statuaire complètement indépendante de tout support.


D’après Agni, dieu védique du Feu, et Lakshmî, déesse Abondance et Fortune, hauts reliefs ; école de Mathura, Ier-IIe siècle, époque Kushana, Uttar Pradesh, Nord, Inde ancienne. (Marsailly/Blogostelle)
Vishnu, Shiva, Sûrya, et Agni
On peut ainsi rencontrer les dieux Vishnu et Shiva (Çiva) qui composent une trinité suprême avec Brahma. Les artistes sculptent aussi des images de Sûrya, dieu Soleil, ou représentent encore l’ancestral dieu védique du Feu, Agni.
Voir aussi l’article Le Sacré en Inde, les dieux Indra et Agni illuminent le Ciel Védique
La silhouette et les lignes de ces sculptures sont en général assez massives, avec un rendu général parfois marqué de quelques maladresses… On retrouve aussi la déesse Fortune Lakshmî ou la divinité bouddhique et hindouiste des richesses Kubera.


D’après le dieu Soleil Sûrya, Ier- IIe siècle, et Kubera, divinité de la richesses, IIe siècle ; école de Mathura, époque Kushana, Uttar Pradesh, Nord, Inde ancienne. (Marsailly/Blogostelle)
Dans le Bouddhisme, Kubera, nommé aussi Jâmbhala, est la divinité des Richesses. Dans l’Hindouisme, ce dieu des Richesses et Gardien du Nord, fait partie des Dikpâla, les huit gardiens de l’Espace.
Les sculptures hindoues de l’époque Kushana, Ier – IIIe siècle, témoignent de l’aboutissement d’une religion déjà très ancienne. Le brahmanisme et l’hindouisme découlent de l’ancestrale religion védique et parachèvent une évolution spirituelle qui s’est enrichie au cours du temps. Vishnu et Shiva détrônent les dieux védiques de l’Orage et du Feu, Indra et Agni…
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Sommaire Les Arts de l’Inde ancienne
INDE ANCIENNE. Au cours de l’époque védique, entre 1500 et le IIIe siècle avjc, sont rédigés en sanskrit : le Rig-Veda, les Brahmana et les Upanishad (qui constituent le Vedanta). Et aussi de tradition védique : le Barattage de la Mer de Lait et le Mahâbhârata (IVe siècle avjc – IVe siècle) qui comprend La Bhagavad-Gîtâ (IVe – IIIe siècle avjc). Plus tardif : le Râmâyana, poème en sanscrit (IIIe siècle avjc – IIIe siècle). VIe siècle avjc : Buddha fonde le bouddhisme et Mahavira le jaïnisme.
Mircea Eliade : Traité d’histoire des religions et Histoire des croyances et des idées religieuses. René Guénon : Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, et L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.
