Du rite à la métaphysique
L’Inde ancienne recèle de nombreuses richesses dans le domaine du sacré. Du brahmanisme à l’hindouisme, selon Mircea Eliade, les hymnes exaltent les pratiques des ascètes et des mystiques. Réalisée par les brahmanes, l’ascèse est assimilée à un sacrifice intérieur. Les brahmanes sont qualifiés d’habitants de la forêt… Ils vivent en retrait tout en restant les maîtres de leur maisonnée…
Par Maryse Marsailly (@blogostelle)
– Dernière mise à jour novembre 2024-

REPÈRES CHRONOLOGIQUES. Époque védique 1500 – IIIe siècle avjc. Les Brahmana (commentaires en prose des Veda) : Xe – VIIe siècle avjc. Les Upanishad védiques : VIe -IIIe siècle avjc.
LA PUISSANCE SPIRITUELLE DE L’ASCÈSE
Dans les différentes doctrines de l’Inde, le tapas désigne l’échauffement rituel et spirituel. Cette chaleur et cette ardeur intérieures sont produites par l’ascèse… C’est une notion hindoue essentielle qui transcende et régit la vie des dieux et des êtres humains.
Échauffement rituel
Acquérir une puissance magique ou spirituelle
Mentionné dans le Rig-Veda, le mot tapas découle de la racine tap qui signifie échauffer, être bouillant, nous explique Mircea Eliade… Cet échauffement se rapporte dans la tradition indo-européenne à des idées de colère, de fureur et de chaleur extrême. L’échauffement se rattache aussi à des rituels associés à l’héroïsme…
Une très forte chaleur intérieure…
On retrouve également ce principe d’échauffement dans la pratique de certaines techniques physiques et mentales et dans l’usage d’aliments pimentés chez les hommes médecine, les magiciens ou les sorciers des cultures dites archaïques… Dans tous les cas, il s’agit d’obtenir une puissance magique ou spirituelle qui implique une très forte chaleur intérieure…

La pratique du tapas mène à l’extase spirituelle
Les indo-européens comme les peuples de l’Inde védique héritent sans doute d’un savoir ancestral préhistorique… Mais c’est surtout en Inde que l’échauffement rituel est valorisé avec une telle intensité.
La pratique du tapas peut mener le pratiquant jusqu’à l’extase… La tradition spirituelle évoque le tapas obtenu par l’ascèse par des expressions comme la cuisson ou le couvage… Cette idée rejoint aussi la symbolique du Feu obtenu par le frottement de deux baguettes de bois, qui évoque l’ardeur sexuelle de l’orgasme…
Le tapas engendre une puissance créatrice qui s’exerce sur plusieurs plans. Sur le plan divin, Prajâpati crée le monde en s’échauffant jusqu’à l’épuisement, comme après l’acte sexuel…
Voir aussi l’article Dans les Brahmana, l’univers, Brahman, l’Atman, les dieux et les êtres vivants émanent de Prajâpati

Le tapas, un préliminaire aux rites sacrificiels
Dans le monde hindou, le tapas participe aux préliminaires des rites sacrificiels les plus importants. C’est le cas dans la cérémonie d’initiation du jeune brâhmane.
Jeûne, veillée près du feu ou exposition au soleil et parfois consommation de boisson enivrante favorisent l’échauffement… La chaleur intérieure est provoquée également par des pratiques de rétention du souffle, comme dans certains rituels védiques ou dans le yoga…
L’importance de la respiration
La respiration s’identifie à une offrande ininterrompue
Si la notion de sacrifice évolue dans le monde hindou, elle reste intimement liée au Feu et au dieu du Feu sacrificiel et de la Lumière Agni. Le culte védique repose sur l’autel sacrificiel du Feu sacré et sur l’offrande aux dieux de soma et de beurre fondu.
Avec la pratique de l’ascèse, il s’agit maintenant d’un acte de sacrifice intérieur… L’effort psychique et physique du pratiquant se substitue aux objets cultuels. La respiration est comparable à une offrande ininterrompue…
La doctrine évoque le Prânâgnihotra, qui désigne une oblation au Feu accomplie par la respiration. C’est un thème que l’on retrouve dans les Sûtras qui sont des écrits sous forme d’aphorisme, de sentences ou de traités qui concentrent des vérités fondamentales…

Microcosme et macrocosme
Dans les doctrines de l’Inde, les éléments cosmiques du macrocosme (grand cosmos), sont mis en correspondance avec les organes du corps humain, le microcosme (petit cosmos), et avec les objets du sacrifice. L’autel, le Feu, les offrandes et les formules rituelles se rattachent toujours à une dimension cosmique…
Et l’acte sacrificiel s’assimile à l’ascèse… En Inde, on évoque aussi les fruits du sacrifice et les différentes formes d’ascèse en relation au souffle… La technique de la rétention du souffle, en particulier, est reconnue comme supérieure…
LE MUNI, UN MYSTÉRIEUX PERSONNAGE CEINTURÉ DE VENT
Les ascètes nommés munis et les pratiquants de l’extase, désignées comme vrâtyas, sont peu mentionnés dans les textes védiques anciens. Ils semblent que ces personnages vivent en marge de la société des peuples Arya. Certains d’entre eux semblent considérés comme des étrangers, des autochtones ou des marginaux…
Des sages et des mystiques
L’esprit de l’ascète en extase quitte son corps
Dans le Rig-Veda, on rencontre un personnage dans lequel entrent les dieux… Il est décrit comme ceinturé de vent (c’est-à-dire nu) et portant de longs cheveux… Le muni déclare….
… Dans l’ivresse de l’extase nous sommes montés sur les vents…
On précise que le muni vole dans les airs… Il est le cheval du vent-élément Vâta et l’ami de Vayû le dieu du Vent… On raconte aussi que le muni réside aux deux océans, du levant au couchant…
Comme pour les chamans, l’esprit de l’ascète en extase quitte son corps et peut comprendre la pensée des êtres semi divins et des animaux sauvages…
Le groupe des Vrâtyas
Les Veda mentionnent les expériences surnaturelles de personnages mythiques… Il s’agit peut-être d’ascètes ou de magiciens divinisés. L’idée de l’être humain divinisé transparaît dans l’histoire spirituelle de l’Inde…
Une discipline du souffle
Les textes évoquent un certain Ekavratya, l’archétype possible du groupe des Vratyas qui sont des sages et des mystiques. Mystiques ou ascètes shivaïtes, précurseurs des yogis (ou yogin) ou marginaux dans la société des Aryas, ces personnages pratiquent une discipline du souffle en relation avec les diverses régions cosmiques.
Les Vratyas relient leur corps au macrocosme, le grand monde, c’est-à-dire le Cosmos. Pour eux, l’Univers s’appréhende dans une relation analogique avec l’être humain considéré comme un microcosme, un petit monde, reflet ou image du macrocosme universel…
Ascètes, magiciens et pratiquants de l’extase
En marge de la société védique, il existe des individus sur lesquels on est très peu renseignés par les textes… Mais ces personnages ascètes, magiciens ou pratiquants de l’extase trouveront finalement leur place dans l’Hindouisme.
Il semble que dès les temps anciens de l’époque védique, il existe déjà différentes formes d’expériences liées à des activités magico-spirituelles.
La pratique de l’extase apparaît comme la continuation d’un état d’être provoqué par l’absorption de soma ou de substances enivrantes et se rattache à l’expérience mystique.
Voir aussi l’article Soma, Rudra-Shiva et Vishnu, déités chantées dans les Veda
La pratique de l’ascèse annonce l’élaboration future des techniques du yoga. La pratique d’abandonner sa vie sociale pour aller se retirer dans la forêt et méditer se propage dès l’époque des Upanishad, au VIe siècle avjc…
Brahmanisme et union rituelle
Vratyastoma, rite d’intégration au brahmanisme
Dans l’Inde ancienne, il semble que les ascètes forment une importante confrérie… Un rite sacrificiel appelé Vratyastoma s’organise à l’occasion de l’intégration d’un nouveau membre au sein du brahmanisme…
Parmi les officiants se trouvent un magadha, jeune homme chaste, ou bien un brahmaçarin, prêtre brahmane célibataire et chaste, et une prostituée. Le magadha et le brahmaçarin participent à un rituel lié au solstice…
Le magadha ou brahmaçarin s’accouple rituellement avec une prostituée comme époux et épouse : Je suis le Ciel tu es la Terre. On précise aussi que Vishnu prépare la matrice et l’artisan divin Tvastri façonne les formes…
Le Brahmaçarin cosmique
Le Brahmaçarin est un personnage cosmique qui peut être figuré par un initié à longue barbe revêtu d’une peau d’antilope noire… Il voyage de l’océan oriental, à l’Est, à l’océan septentrional, au Nord. Artisan universel, Brahmaçarin crée les mondes… On le qualifie d’embryon au sein de l’immortalité.
Vêtu de rouge, le Brahmaçarin cosmique pratique l’échauffement ascétique, le tapas. Son représentant sur terre, prêtre brâhmane et célibataire, porte le même nom et se distingue par sa chasteté. Il participe au sacrifice Vratyastoma et à l’union sexuelle rituelle avec une prostituée…
De l’époque védique au tantrisme
On retrouve le thème de l’union sexuelle rituelle de deux personnages dans d’autre rituels védiques. Comme avec l’Asvamedha, où l’union symbolique entre le cheval sacrifié (assimilé à Prâjapati) et la reine assure la fertilité et la prospérité du royaume, et confère la souveraineté universelle au roi.
Voir aussi l’article Le Sacré en Inde. Rituels, cosmogonie, doctrine védique
Ce type d’union diffère de celui de la hiérogamie où il s’agit d’unir un dieu et une déesse avec des rites qui sacralisent la vie et l’être humain. Longtemps après l’époque védique, le tantrisme réinterprètera le thème de l’union sexuelle pratiquée dans le but d’une transmutation spirituelle…
UPANISHAD ET CONNAISSANCE MÉTAPHYSIQUE
À la suite des écrits du Rig-Veda et des Brahmana, les Upanishad insistent sur l’importance de la gnose. Cette Connaissance est présentée comme le moyen privilégié pour l’être humain de se libérer de l’Ignorance dans laquelle il se trouve enfermé, prisonnier de son aveuglement…

Les vertus de la connaissance cachée
L’enseignements des aranyaka védiques
Les ouvrages des Upanishad appelés aranyaka semblent faire la transition entre la doctrine brahmanique fondée sur le rite sacrificiel et une prédominance de plus en plus centrée sur les vertus de la connaissance cachée, la gnose…
Le terme aranyaka signifie forestier et se rapporte aux enseignements des aranyaka védiques qui se transmettent en secret dans la forêt…
Le divin caché en l’être humain
La pensée spirituelle des aranyaka védiques se concentre sur le Soi, l’âme universelle et sur les dieux cachés en l’être humain. L’importance du sacrifice ne se réduit plus au rite mais prend une nouvelle dimension intérieure.
Les offrandes du sacrifice sont toujours offertes aux divinités mais elles sont également dédiées aux dieux intérieurs. Selon les aranyaka, la finalité rituelle vise à une union spirituelle symbolisée par une conscience de soi identifiée au Soleil…
L’Intelligence du Principe
Les Upanishad mentionnent aussi l’Intelligence du Principe et mettent en avant la Connaissance, Nâna, et la compréhension du mystère divin.
Même si la quête de l’expérience mystique et de l’extase grâce à la pratique de l’ascèse reste essentielle pour les yogis, la puissance du sacrifice devient moins importante dans la vie spirituelle au profit de la quête d’une connaissance de nature métaphysique…

La « Connaissance » s’oppose à « L’ignorance »
Les Veda sont transmis oralement avant d’être rédigés en sanskrit à l’époque védique. Veda signifie « Savoir », « Connaissance », « Science par excellence ». Le principal texte des Veda est le Rig-Veda (1500 – 800 avjc).
Agni donne la chaleur qui rend clairvoyant
L’univers spirituel hindou évolue… Grâce au rite, le tapas permet la renaissance du pratiquant et le passage du monde profane à l’univers divin. Mais l’ascèse favorise aussi la connaissance ésotérique, c’est à dire la révélation de ce qui est caché…
L’accès au sens ésotérique (secret) des mystères et des vérités profondes fait naître une clarté spirituelle. On dit que le dieu Agni donne la chaleur qui rend clairvoyant…
La pratique de l’ascèse transforme le mode d’être et permet d’acquérir une puissance spirituelle surnaturelle qui parfois peut même s’avérer redoutable ou démoniaque…
Déchirer le voile de l’Ignorance
Si la Connaissance est déjà mise en lumière dans les Veda et les Brahmana, c’est dans les Upanishad qu’elle prend une nouvelle dimension essentielle. La Connaissance ésotérique se rattache au sens caché et profond des rituels…
Cette Connaissance, Vidya ou Jnâna, est exaltée dans les Upanishad. Elle signifie une forme de science qui permet de déchirer le voile de l’Ignorance qui emprisonne chaque être humain, en particulier les non-initiés aux Brahmana…
Cette Connaissance, Vidya, renvoie à une réalité ultime d’ordre métaphysique et s’oppose à l’Ignorance d’ordre métaphysique nommée Avidya…
La finalité ultime de la réflexion spirituelle hindoue, qui s’exprime au cœur d’une multitude de doctrines, vise à une libération. L’abandon de la vie sociale pour aller se retirer dans la forêt et méditer se propage chez les ascètes et les mystiques…
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HINDOUISME TEXTES SACRÉS. Le Rig-Veda (1028 hymnes en sanskrit) : entre 1500 et 800 ans avjc. Les Brahmana (commentaires en prose des Veda) : entre le Xe et le VIIe siècle avjc. Les Upanishad védiques (textes sacrés en sanskrit) : entre le VIe et le IIIe siècle avjc. Le Vedanta (en sanskrit “la fin des Veda”) : entre 700 et 300 avjc pour les écrits les plus anciens. Les Upanishad moyennes : entre 500 et 200 avjc.
Le Rig-Veda, les Brahmana et les Upanishad constituent le Vedanta. De tradition védique : le Barattage de la Mer de Lait, le Mahâbhârata (IVe siècle avjc – IVe siècle) qui comprend La Bhagavad-Gîtâ (IVe – IIIe siècle avjc). Le Râmâyana, poème en sanscrit (IIIe siècle avjc – IIIe siècle).
RÉCITS MYTHIQUES HINDOUS. 1. Le Barattage de la Mer de Lait, récit cosmogonique hindou – 2. Le Râmâyana célèbre les exploits du prince Râma et Râma, héros divinisé du Râmâyana, libère le monde des démons – 3. Le Mahâbhârata une épopée mythique sacrément compliquée ; L’excellence guerrière d’Arjuna, grand héros du Mahâbhârata, se rattache aux dieux Indra et Shiva et Krishna enseigne à Arjuna la Bhagavad-Gîtâ, chant poétique et mystique
Mircea Eliade : Traité d’histoire des religions et Histoire des croyances et des idées religieuses. René Guénon : Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues et L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.



